Bukavu, RDC, août 2020. Le sapeur Christin Floribert Sumaili, 25 ans, affiche son style dans les rues de la capitale du Sud-Kivu. Raissa Karama Rwizibuka pour la Fondation Carmignac
Nulle part ailleurs qu’en RDC, sans doute, un accessoire aussi gênant que le masque de protection anti-coronavirus n’a été adopté avec un tel enthousiasme : pour les célèbres « sapeurs » congolais, c’est un nouvel ajout à la riche panoplie de leurs tenues personnalisées.
La SAPE, Société des ambianceurs et personnes élégantes, est née pendant la période coloniale et s’est imposée lorsque les soldats congolais de retour d’Europe après la Seconde Guerre mondiale ont rapporté avec eux les dernières modes parisiennes. Au long des décennies, les styles ont évolué de chaque côté du fleuve, au Congo-Kinshasa et au Congo-Brazzaville, dont les sapeurs ont eu l’honneur d’une publicité pour Guinness.
Les guerres et les grandes perturbations sociales façonnent depuis longtemps les mouvements de mode. La Révolution française, par exemple, s’est débarrassée des styles associés au régime aristocratique ancien, souligne l’historienne de la mode Kimberly Chrisman-Campbell. Comme elle l’expliquait récemment sur le réseau américain NPR, Dior a introduit après la Seconde Guerre mondiale la nouvelle mode des très longues jupes et des tailles corsetées. Et aujourd’hui, bien sûr, le coronavirus a fait des masques « stylés » les derniers accessoires tendances.
C’est une formidable aubaine pour les sapeurs, qui accessoirisent habituellement leurs tenues avec chapeaux, chaussures, chaussettes, lunettes, sacs, pipes, cravates, bretelles, cannes, parapluies et autres. Le masque est la dernière pièce de leur puzzle d’élégance.
La flamboyance des sapeurs est d’abord un divertissement, mais ils se considèrent aussi comme des symboles d’émancipation vis-à-vis de l’héritage colonial, par la mise en avant de leur propre image d’homme noir libéré. Peu importe qu’ils soient fortement dépendants des griffes de luxe européennes ; selon la formule du regretté chanteur congolais Papa Wemba, « les Blancs ont créé les vêtements, mais nous en avons fait un art ».
Les sapeurs de Bukavu trouvent à l’époque actuelle une acuité particulière : la culture et la fierté noires sont au cœur du mouvement Black Lives Matter et de la reconnaissance générale des injustices raciales perpétrées au long de l’Histoire.
« Pour moi, la sape est comme un premier enfant, avoue Delphin Kalita Mambo », dit Niarcos Kalita, cinq enfants et trente ans de sape. « Elle a apporté de la joie et de la fierté dans ma vie, aussi difficile soit-elle. » Avec les retombées désastreuses du Covid-19 sur les économies et les affaires, les industries créatives ont dû s’adapter par l’innovation, comme l’ont fait à leur petite échelle les sapeurs. La styliste congolaise Anifa Myuemba, 29 ans, a lancé sa nouvelle collection sur Instagram avec des modèles 3D, ce qui lui a valu une reconnaissance internationale.
« Dans un monde qui ignore ce que le futur réserve à l’industrie et aux défilés de la mode, Anifa Myuemba est à l’avant-garde du changement » écrit Teen Vogue.
Même si la styliste est installée aux États-Unis, les tenues traditionnelles des Congolaises ont inspiré sa collection et elle compte retourner en RDC dès que la levée des restrictions le lui permettra.
En attendant, les sapeurs de Bukavu ont trouvé le moyen de s’affirmer en transformant un masque incommode en signal stylistique digne d’intérêt. Mais ils font plus qu’avoir l’air cool. En mettant en application quelques-uns des « dix commandements de la sapologie » – dont « Tu ne cèderas pas » et « Tu adopteras une hygiène vestimentaire et corporelle très rigoureuse » –, ils aident les gens à prendre conscience de l’importance de se protéger les uns les autres. Et leur transformation du masque de protection en marque d’expression personnelle confère à une situation désolante une forme de beauté.